dimanche 15 septembre 2013

Déranger le monde

Aussi loin que je me souvienne, j'ai considéré que je faisais partie des seconds rôles. 
Florilège : 

"Je ne suis pas de ces gens
De ceux que l'on admire
De ceux que l'on écoute
Sans réfléchir"

"Mais je ne fais souffrir personne
Quand le train siffle ou l'heure sonne"

"Je ne suis pas jolie, et charmante encore moins
[...] Je suis une imposture, souvent"

"S'intéresse-t-on jamais vraiment aux seconds rôles ? [...] Un peu moins beaux, et intelligents. Un peu moins compliqués. Un peu plus lisses ou naïfs. [...] Enfin, moins brillants. Mais se demande-t-on à la fin du film ce qui arrive à ce bon faire valoir ? J'aimerais écrire, être une voix des seconds rôles [...] J'écris pour accepter et m'assurer que dans la médiocrité il y a assez d'humanité pour que ça vaille le coup. Pour que je vaille le coup."

J'ai changé les adjectifs au bout de mes pendentifs et de mes boucles d'oreilles. 

Insignifiante          Laide               Transparente              Fade              Maladroite

J'ai mis du cœur à les faire teinter aux yeux de tous. A bien convaincre chacun que j'étais petite, toute petite, malgré mon imposante silhouette, et qu'on pouvait circuler, qu'on pouvait disposer, y'avait rien à voir. Et pour entendre les dénégations des proches, pour recevoir pleinement les compliments, il faut avoir confiance en soi comme en ceux qui les envoient. 

N'avoir pas la prétention de mériter qu'on s'y arrête. Craindre de déranger le monde en toquant aux portes, en pleurant aux épaules et en riant aux éclats. Se poser des questions tout le temps, avoir si peu de réponses que la seule attitude possible est l'observation. Acquérir le réflexe de la fuite, pour ne pas risquer de faire défaut le jour où quelqu'un s'appuiera un peu trop. 



Alors les lèvres proches qui m'encouragent au premier pas un soir d'été au bord de la rivière, alors le corps de T. dansant contre le mien sur le plancher du préfabriqué, alors les mains qui battent dans la salle à peine rallumée, alors le grand bras d'honneur qui demandait du courage, alors les doigts du Silex taquinant mes mollets, alors, alors, les oiseaux dans le ventre dont je replie le chant couvé au fond des poumons. Vous pensez bien que je les voyais pas. 

C'est peut-être pour ça que les gens sont surpris de m'entendre chanter. Les poumons atrophiés de la prématurée ne sont pas si souvent grands ouverts. 

"Qu'avril bourgeonne ou que décembre gèle" n'être pas fière, ni contente, pour paraphraser Richepin.  Je ne vous laisserai pas me rassurer, je n'accepterai pas vos vestes quand le soir est frisquet, et je ne sais pas bien si c'est par peur de me retrouver soudain les pieds froids ou par nécessité de savoir survivre sans béquille et sans radiateur. 

C'est en ces heures d'automne que je vois combien j'ai la fuite chevillée au corps, combien j'ai l'esquive collée au front, combien j'ai l'entorse inscrite aux pieds. Aussi loin en dedans que les marches de Colette dans l'aube et dans le "bleu originel". La présence de Mélie dans ces moments d'or-fèvres, où les états des lieux ne sont pas détrempés par la pluie, pas dissous dans le thé, pas dilués dans le vin, me permet de dire à voix haute ces chemins sinueux dans la vie et dans le vide, parcourus à voix basse. 

Oui, j'ai toujours su que j'étais un second rôle. 

Mais au delà de cette conviction jetée sur le papier ligné du Student shop il y a eu les premiers ateliers d'écriture, les voyages multiples où les traits s'affirment en se frottant sur la voie, les rencontres de halls, de pubs, de cours, de trottoirs. Il y a eu le baiser électrochoc du Pravda, le mémoire, et les lettres folles de L.A.G. Il y a eu les mots de travers et les regards bien droits, la carte des "bouts de choses de la [FélixeB.] vue par [S.]" et le nom d'Annie Saumont dans un mail. Il y a eu un nez de clown, sept déménagements en huit ans, des larmes dans des (amphi)théâtres, des poussières d'Asie centrale, un nombre incalculable de bières belges, un garçon à l'éclat dans l'oeil. Il y a eu Seydoux, le sanctuaire d'Apollon au petit matin résonnant du Gnothi Seauton, des pierres-pavés et des pierres-doudous. Des lecteurs, des auditeurs, des confidents. 
Jusqu'au salon, aujourd'hui, et aux yeux d'A. un peu écarquillés. 

Réapprendre avec surprise que je résonne. que j'ai une voix qui se suffit. Que je n'ai pas besoin de faire valoir d'autres que moi. 

Que la vie, oui. 
       la vie ouiouioui
la route aussi. 

Peu importe alors d'être un second rôle quand il y a des académies de super héros, des projets qui se proposent, des poèmes de voyage dans la salle de classe, une lettre plus émouvante que tout ce que j'aurais pu imaginer, des squelettes, un recueil à coudre, des odeurs de gaufre liégeoise et de pain grillé, un soupir d'accordéon dans ma voix qui se trompe, de saines colères, des étals sous la fenêtre et le théâtre qui s'étire au matin. C'est pas très grave, si le monde n'est pas tout à fait net, s'il est dérangé



"Je peux mourir maintenant", me suis-je dit en finissant sa lettre. 

Avant de me reprendre. 

"Ou tout l'inverse". 

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