mercredi 11 décembre 2013

Tessons et cailloux #13 -Les pins-cembres toujours verts de décembre

"[...] Does it do you good
To have known it in your bones, directable,
Witholdable at will,
A first blow that could make air of a wall,
A last one so unanswerably landed
The staked earth quailed and shivered in the handle ?"
Seamus Heaney - District and circle



Si la bibliothèque de la poésie et du théâtre est dans le salon, à côté du canapé, c'est que dès qu'il fait blanc, baroque,  (ou tout autre météo qui déséquilibre les sens), il suffit d'ouvrir un recueil de poèmes pour que tout respire mieux autour. Lire quelques vers, comme on si on les sirotait, qu'on les laissait descendre en torrents glacés dans la gorge. Ou bien lire quelques vers comme si on les sifflait, avec une brulure et une grimace, parce qu'il faut quelque chose de fort, d'intense, un remontant. Les prendre au hasard, avoir les mains qui tremblent.

Après le mois de novembre tunnelaire, droit dans la mort, les échecs, les looses aux différentes échelles, il y a quelque chose qui continue de vibrer, dans la plaine. ("Alors, soudain, tout au bord de la plaine..." voilà ce qui se chante dans le salon désert, puis au bord du Rhône alors que le soleil plonge). C'est toujours surprenant, cette faculté des choses à oscilloscoper, à continuer de bouger, même au ralenti, sous la neige. Et puis ces trucs qui se mettent à  jouer le grand-huit, la comédie, la tragédie, le trop, le plein. Les haut-le-coeur, cela fatigue. Mais cela porte et allège aussi.

Dans la semaine, de beaux cygnes sur les lacs givrés de décembre. Il faut accepter les belles choses.C'est parfois moins facile qu'on ne le croit.

Sur le bureau, elle jette deux papillotes. Lila, vous vous souvenez ? Sans les sourires courtois, sans l'enrobage poli ou les mots trop gracieux. J'aime mieux ça. Elle les envoie vers ma trousse alors que j'accueille encore les autres élèves. Quand elle repart, je lui dis merci. Elle râle presque "de rien", comme si justement, ce n'était rien. Mais je suis sure de l'avoir surprise, une fraction de seconde, à sourire. Presque rien, assez pour que personne n'en soit un témoin catégorique.

Dans la salle-café, la plus petite des deux salle des profs, mais la plus agréable, on discute. M-A arrive en me souriant, sans rien dire et me tend un petit sac orange des mille et une nuits. Dedans, un porte-clé. Comme ça. Juste parce que. Le pub un vendredi soir, et la difficulté d'arrêter de parler, dans la nuit.

En rentrant, ma boite aux lettres est ouverte, il y a un paquet. Je serais bien occupée à être en colère contre le postier. Mais j'ai confiance en mes voisins Et je suis trop impatiente de savoir quel goût aura décembre.

L'ordinateur fait lui aussi glisser de petits volatiles, ceux de la présence de Celar, juste avant les heures dans sa ville. Enfin, sa ville du moment. On discute de la possibilité de se voir, de se boire un thé, avec des douceurs, avec de la douceur. Cela me frappe de réaliser à quel point elle me manque, même si je ne le savais pas, à quel point il me tarde de la voir, entendre, et prendre dans mes bras. De poursuivre cette conversation longue de huit ou neuf ans qui n'a pas peur des silences ou des pauses. Ce n'est pas si souvent. Juste après, je suis émue. Je trouve que c'est beau, que tout en moi apprenne instinctivement à cacher ce sentiment là, pour que l'on puisse chacune vivre sa vie, pour qu'on ne se fasse jamais de reproche injuste même en pensée. Pour que ce soit toujours au dernier moment qu'on se souvienne d'à quel point c'est important ces retrouvailles là, quelque soit le nombre de mois depuis le dernier mot. Et je trouve beau que ce soit juste au bord de se revoir que cela réapparaisse, pour qu'il y ait cette joie éclatante, cette anticipation qui fait sourire à peine la pensée surgie. Je me permets de dire que c'est beau, parce que je n'y suis strictement pour rien.

Dans la nuit, en marchant pour rentrer du cinéma, il a son nom sur l'écran qui parle de Bashung, de la nuit, et d'une conversation que j'avais oubliée. Il y a l'attention, celle de donner aussi les bonnes nouvelles.

Dans la ville que je n'habite plus, mais que j'ai mis trop de temps à apprivoiser pour songer à m'y sentir encore étrangère, il y a S., la chère S. et les mille vies que nous avons vécues ensemble depuis 10 ans qui sont toujours là comme un sous-texte, comme un tricot, un chandail bien chaud, qui nous permet la familiarité, l'intimité. Les choses pas belles, pas avouables, pas montrables. Mais les victoires petites du quotidien, et les énormes avancées, aussi, beaucoup. Les douleurs grandes ouvertes et les joies grandes offertes. Le théâtre qui nous relie, nous relit même au dimanche matin, quand on parle d'Ariane, d'Oedipe, et du Petit Poucet. La chère S. et les mille vies qui nous restent à vivre. L'éclat qui perle. La belle S. que je sens fleurir malgré ses doutes. On se blottit devant un film connu par coeur, avec (un peu trop) de crèpes au (un peu trop de) nutella. On se dit des statuts surréalistes. Un jour, prochain, il faudra aller s'estomper des verres. Un jour prochain, une lecture ou une pièce. La hâte d'un siphon, d'ainsi font font font, comme les enfants quand dans la nuit le rire s'enfuit.


Et puis, j'attends au bord du carrousel, sur une chaise de métal coloré. Je regarde Jules Verne tourner, et l'enfance topique, typique, qui passe, pas trop vite. Le futurisme passé, désuet. La peinture qui cache mal la modernité, mais qui essaie, pour les formes. Je regarde les enfants monter alors que le soleil d'hiver me lance ses flèches. Je regarde les parents qui proposent, les minots qui refusent, et se dirigent soudain d'un pas décidé. Cela me serre le coeur. Se rappeler qu'un choix crucial dans la vie c'est de savoir si l'on va prendre le cheval qui monte et qui descend, l'avion miniature parce qu'il est trop beau, ou le ballon parce qu'il peut tourner. Se rappeler ses choix, comme des impératifs. Le tour de manège ne sera pas le même sur le dos de l'autruche, sur celui du tigre ou dans le sous-marin, eux le savent, et moi j'ai l'impression de l'oublier. Cette exigence de la vie, "je ne veux pas [...] me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sure de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite. Ou mourir."(Anouilh) Cette exigence. Celle des carrousels.

On en parle lorsque Celar arrive. De la vie qui change, de la ville qui change, du temps sacrifié au travail. De cette violence des transitions qui nous amènent ici, des lieux quittés, de la vie fourmillante qui fout quelques baffes au passage et des mois de novembre détrempés. Ce qui est fou, avec Celar, c'est qu'on arrive là, chacune avec nos fils emmêlés pleins les bras, avec cette fatigue des premiers moments de l'hiver, avec les frustrations du monde adulte. Et puis, qu'on pose tout ça sur nos genoux, au bord du quai, dans le soleil horizontal de l'hiver et le froid qui grandit sous la buée des mots. Et puis qu'on démêle, qu'on tricote. Et que toujours, quand l'heure nous rappelle aux obligations, il y a de l'énergie comme après une sieste au soleil. Je me demande parfois si Celar comme S. ne sont pas de ces très rares amies silex. On peut arriver chacune hermétique, refroidie, vide ou encombrée. Et le contact, ravive une flamme, remet l'envie au coeur, range l'embarras superflu.

Celar emploie le mot "solaire" et comme je ris, comme je ris sur ce quai. De ce mot, de moi, de l'autre amie au même prénom, et de nos autres discussions. On regarde un instant nos petits fantômes d'adolescentes errant dans cette ville que ni l'une ni l'autre n'avions jamais habitée. On regarde un instant nos petits fantômes d'adolescentes dans la ville que j'habite aujourd'hui - on ne se doutait pas, pas du tout, que cette rue dans laquelle on dansait quand tout était fermé, que cette rue là... Mais on reste peu sur le passé. On continue de tisser, des mots, de la traduction. On parle un peu du futur, de l'Asie et de Sète, d'Arles, de l'oiseau indigo et des éditions Cheyne. Au bord de se quitter, on se dit l'essentiel, on se demande l'impossible. Il y a des aveux, peut-être parce qu'il fait presque noir. On se chante des choses, tout bas. Quand on se lève, on a les pieds froids, engourdis. On n'avait pas senti venir la nuit.

En revenant chez moi, entourée de ces lampions d'une fête sans programme, assez de photophores pour affronter la semaine tunnel. Je repense à un autre décembre, avec d'autres femmes, sous un chapiteau jurassien enneigé, à se nourrir de la chaleur vibrante de Martha High. Il y a des choses délectables, outrageusement. Comme avoir des cembres en hiver pour survivre à novembre.


(Et ce fragment nocturne)

"La somme des instants n'aboutit à rien
Inutile survie - la mort est très surfaite
Il n'y avait rien avant et rien non plus après

La nuit ne t'en veut pas d'être :
C'est le jour qui se venge de toi."
Ananda Devi, Quand la nuit consent à me parler


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