lundi 27 janvier 2014

Ce qui a été (à nouveau et en fragments)


Le carnet offert par C&A (pas le magasin, mais les très chers), ramené de Bilbao, va toucher à sa fin. Les pages blanches s'amenuisent entre les quotidiennes (irrégulières) et le cycle d'ateliers d'écriture. Une transition s'amorce, donc, forcément. Quand le carnet change, la vie un peu aussi. 

Ces deux dernières semaines, le changement a la rime facile. Il s'entend comme un rangement. Les tris, le bazar qui s'étrille, les chaussettes solitaires remerciées, les vêtements trop petits libérés de leur attente conditionnelle. 

C'est dérisoire, ces signes de la puls(at)ion qui revient, de la rivière qui frémit sous la glace et recommence à serpenter entre les os. C'est dérisoire, mais. Ne pas glisser la glacière sous le tapis, la poussière sous le lapis. Se le coller aux yeux, sans circonvolution. Ce n'est pas là encore mais ce n'est plus hors de portée. "Rayonner" revient dans les mots des collègues et des amis, et l'oreille surprise s'en réjouit. Le calme et, avec lui, la joie. Ces deux mots ensemble me font toujours l'effet de deux pièces de puzzle différents, mais force est de constater qu'ils s'appellent quand même, de temps en temps. 

Le calme et tout frais, comme une peinture neuve, dont il faut prendre soin. Cela s'érafle vite. Un reproche professionnel qui rappelle les retards et terreurs à peine apprivoisées.Un moment au milieu de tous les livres que je souhaite lire, et qui devront attendre, dans une petite salle de mon cerveau, bien sagement assis, à côté de la peur de perdre l'envie des mots et de la pensée. Jung, Lacan, Kandinsky et Klein, Arendt, Bourdieu, Ritsos et Césaire. Au hasard des yeux sur les rayons, la tentation est grande de me faire oublier du monde quelques temps, juste pour lire. Et il y a cette pensée pour ces deux ans que j'ai envoyés, en pièces détachées, et dont je crains le retour. 

Dans ces moments là, il faut jouer de tous les muscles pour ne pas abîmer plus ce qui est construit, pour ne pas céder à la tentation du vieux linge, de l'auto-apitoiement, du sabotage organisé. Il faut prendre des crayons aquarellables, et puis repasser sur les contours, avant d'unifier au pinceau. 

Ou alors, il faut aller assister à des rencontres autour de la traduction, écouter des sons se verser dans des vases divers, essayer de se redonner de nouvelles contenances, de dire la même chose sans pourtant rien garder de l'origine. Il faut relier, relater, relayer. 

Les relations, des histoires, toujours un peu récupérées ailleurs, et pourtant renouvelées.

Sous les verrières, les statues renvoient les poèmes et les mythes, les récits épiques ou désespérés. Au sous-sol, on déguste les mots, les originaux ou leurs moulages, alors que le maté escalade la bombilla. Dans le chant en arabe qui s'étire, les coups et frémissements de la voix font l'effet d'un filtre. Ensorcelant ou révélateur, qu'en sais-je ? Ils font passer l'instant à travers une surface et longent vers d'autres dimensions. Je repense au maté que l'on doit faire passer dans le sens anti-horaire pour bousculer le temps, pour le ralentir. Et donc, Lewis Carroll.

Avec S. aux même tables de bois, plus tard, les mots toujours, les mots encore, et l'émotion, et le réconfort et tout cela de beau. (Je me répète mais).

*


"... ma reine, ma reine..."

Les deux mots et leurs intonations me reviennent en tête, en cercles brisés... Je cherche les traits effacés.

"... ma reine, ma reine..."

A défaut de mots, je me rappelle que c'est la voix de Celar qui les porte.

Je cherche en vain, le reste. L'air de sa bossa nova me revient. Mais tout le reste m'échappe. Je connais beaucoup de chansons de Celar, celles qu'elle a cousues de pied en cape, celles qu'elle a reprises, mais étrangement, celle-ci s'échappe, et ne laisse qu'un parfum (de camomille ?).

Et moi je cours derrière, comme on essaie d'attraper un ruban, ou un cerf-volant.

Elle a commencé ce récital à deux voix (et quelques) guitare en main, il a annoncé un poème Odysséen, Et puis les accords, comme des autorisations de retrouver la mémoire et d'être frappée, une nouvelle fois, en pleine grâce, en pleine face.

"Je serai à la traîne, ma reine, ma reine..."

*

C'est l'été qui se poursuit, l'espace d'une journée, la lumière de Sète, et celle du jour qui se lève sur le Parnasse, derrière le sanctuaire d'Apollon. Γνῶθι σεαυτόν. 

 *


Des fois je me demande comment tu vas. 

Je t'ai vu, il y a quelques jours, tu te baladais dans un de mes rêves comme si de rien n'était. Comme si ça ne faisait pas des années qu'on ne s'était pas vus. Tu avais l'air bien, même si je ne me rappelle plus trop ce que tu fichais là. 

Je t'enverrais bien cette question mais je ne sais pas où te l'envoyer. Ce n'est pas que je n'ai pas d'adresse, c'est que j'en ai trop et aucune qui convienne. La familiarité impersonnelle et un peu vulgaire de fb, l'intimité du texto, la grandiloquence d'une lettre... 

How are you supposed to walk in, genuinely, and to ask ? How is it possible to contact you without raising questions, suspicions of schemes and agenda, when all that was said for years was benighted, obscure, unsure, blindly translated. Every and each word is an overtone. 

Cette semaine, donc, je me demandais comment tu allais. Je n'ai pas de réponse, mais l'appel de cette femme qui t'est proche et que je n'ai pas vu depuis quelques années me fait sourire. Il ne te concerne pas, mais a tout à voir avec toi.

*

Je ne crois pas aux signes à proprement parler. Mais je suis certaine que des choses font écho avec les interrogations et les sujets qui nous traversent, et qu'on ne cesse de sélectionner ce qui nous préoccupe, pour décider d'un chemin à travers la forêt. Qu'il faut savoir écouter la voix qui dit "c'est un signe". Pas parce que "c'est un signe", mais parce que ça veut dire que ça, au milieu de tout le reste, nous a sauté aux yeux, qu'on en a fait des liens, que ça a un sens. Le Petit Poucet ne cherchait pas des indications magiques, il partait à la poursuite de ses propres traces, effacées par les oiseaux nocturnes.

 Pourquoi cette bossa, là, qui semble me parler encore, et que je ne déchiffre pas ? Peu importe, quelque chose se libère. Pourquoi ce jour là ? Pourquoi ton visage, comme ça ? Pourquoi cette semaine ? Rien n'a de sens, mais il faut bien consteller, comme les enfants qui relient les points. Rien n'a de sens intrinsèque, faut-il ajouter. Mais celui que nous dessinons, aux crayons aquarellables ou au feutre, en est-il diminué de n’être qu'un trait de nos mains ?

(Et donc Lewis Carroll)




*

Dans le train qui me ramenait une fois de plus vers la ville de nuit, je lisais la correspondance de Virginia Woolf et de Vita Sackville-West. J'ai pensé à Celar, que je venais de voir, à l'évidence des mots, des bras, et des regards, aux livres prêtés, aux mots des femmes pour d'autres femmes, et à une discussion, devant la table d'une petite calle de Murcia. Dans les premières lettres Virginia est en Espagne. Je lève distraitement les yeux sur le lieu d'émission de la quatrième lettre.
Il est écrit "Murcie".

*

En rentrant, j'apprends que les éditeurs Bruno Doucey et Muriel Szac font une lecture-échange "Sous le soleil de la Grèce" à Lons-le-Saunier. Décidément, décidément l'été, des ruelles de Sète aux marches du théâtre de Dionysos, en plein mois de janvier. S'y ajoute le Jura, bien sur. Bien sur.

*

Tourner en rond, presque. S'il n'y avait ce décalage infime. Tourner en rond dans le Mandala, et puis parfois, faire un pas de côté. Le mouvement spirallaire, celui du symbolisme grec, des labyrinthes, mais aussi de Vézelay, celui de mon travail avec les élèves et celui de mon travail d'écriture.

*

Définitivement, c'est l'été qui sautille soudain dans l'hiver.





mercredi 15 janvier 2014

L'Hiv(r)er partie 2

...

"A part dire 'tu es là'
Que peut-on dire de toi ?"

Dominique A





Je suis revenue à la maison, qui commence vraiment à frémir. Oui, je les quitte toujours à regret, mais je n'ai jamais peur de ne pas savoir les retrouver, un jour ou l'autre. Je pars avec un peu plus de clarté, d'énergie et de confiance.

A la maison, donc, dans Marue, de nuit, avec un grand sac à dos, des heures de train, et mille autres bricoles sur la peau. Je glisse sur la ville, dans la nuit, le vendredi. On commence à se connaître mieux, la ville et moi, la nuit et moi. Je me sens rentrer à la maison, les poumons plus clairs, et presque pas de soupir dans la voix.

A l'appartement, il y a une chouette qui veille les yeux fermé, une chouette avec un nom, pour ne pas avoir à tout recommencer encore pour habiter ici. En décembre, enfin, il y a des choses qui se sont déposées sur les murs. des photos, de lambeaux de passés, de possibles futurs, des projets et des chamboulements. De la couleur, devant le bureau, quelques figures de l'inspiration, quelques questions données en khôlle qui datent de l'autre vie, de la Kh et de la rue d'Elise pour ne pas oublier de douter. Des cartes anciennes avec des mots, tirés des carnets, des poèmes, et des chansons, sur les sentiers vers ici, sur les lieux qui continuent de me passer sur les pores. Les lieux et les gens qui me font la peau, sous forme de carte, d'énigme. Qui brodent l'envie d'aller voir ailleurs si j'y puis. Qui frôle aussi ma joie de rester un peu ici.

 A des kilomètres de là il y a les mails qu'elle m'envoie avec des liens vers les lieux pour mes presque-poèmes. Comme ça. Comme si c'était évident qu'il fallait qu'ils partent et qu'ils parlent à d'autres. Il y a la route qu'ils parcourent parce que la batterie est en panne, pour qu'on puisse manger ensemble quand même, et que je puisse serrer le frère avant qu'il ne vive son propre décollage, avant de se revoir dans quelques semaines ou mois, dans un autre pays. En Bretagne, il y avait la voix de Noï sur mon répondeur. Je pense à elle, des années plus tôt dans cette ville où je vis, parce que demain j'irai voir Antigone avec mes élèves. Plus tard, il y a eu d'autres voix, d'autres mots, ceux de Ch, ceux de Co. Vous savez, toujours ce trucs des gens qu'on ne voit pas pas pendant des mois mais qu'on retrouve toujours sans avoir à tâtonner.

Sur la table en bois, le papier pour l'origami, les animaux totem, qui naissent sous mes petits doigts ronds aux ongles un peu trop longs. Il y a quelques sourires d'élèves inattendus, et un week-end sans énergie. L'envie de temps et de solitude pour boire le plafond à la menthe, les étoiles de la tasse dans les doigts, pour se tacher la peau à l'encre délébile, pour se corner les yeux aux pages des livres. Quand la radio défaille, ma voix tient et s'ouvre : ils n'y sont pas pour rien. 

Avec des confiances comme ça, ai-je d'autres choix que croire en moi ?

Tout ça qui s'infuse dans les jours de "reprise". Il faut repriser les vacances comme des béances, des espaces ouverts ostensiblement. Et ça perce la peau. Mais ça permet de se tenir à des choses aussi. 

Ce soir, j'ai un an de plus. Bon, en fait, j'ai juste un jour de plus, mais il y a un chiffre qui tourne au compteur. Les petits messages à dos de corbeau me viennent, souvent inattendus. Ce qu'il y a de bien quand on est nul en dates, c'est qu'on s'émerveille de ceux qui y pensent, qui envoient un petit signe. Mais qu'on n'est pas heurté par les silences. Alors même si je ne verrai personne en dehors de travail, si ni la vodka ni la bière, si pas les bougies, et si que les voix des 4e3 pour chanter, si tout ce qui pourrait paraître triste ou pitoyable depuis le regard de ceux qui ne sont pas dans mes os

                              c'est bien.



Aujourd'hui, j'avais un jour de plus, et un rendez-vous qui me fichait une peur toute bleue. Aujourd'hui, j'ai un jour de plus, et je sais être bien, seule dans cet appartement, où il y a un accordéon, des cartes anciennes et de la poésie à portée de main. Un jour de plus et je sais encore, comme hier, qu'ils sont comme les lampadaires quand l'eau et la nuit s'étreignent et que je marche au bord de la rivière, ils bienveillancent tellement que cela ne peut que se refléter aux tréfonds de mes fleuves.

Un tout petit jour de plus, et voilà qu'ils tombent, les mots qui disent l'estime, la confiance, la reconnaissance - après les batailles sangl(ot)antes des deux dernières années, ça a un goût de récompense, et de sucré. Un tout petit jour en plus, et il pleut à nouveau à l'intérieur de la voiture, devant ces champs que j'ai frôlé de honte et de douleurs deux ans avant. Il pleut de soulagement, et un peu de fierté, il pleut d'arriver là, enfin, comme on arrive après une traversée, sur un rivage, et qu'on ose enfin s'appuyer de tout son poids sur la terre. Il reste à marcher.

Aujourd'hui un petit jour de plus, oui, c'est con, de faire un check point les jours d'anniversaire. Mais c'est bon de sentir qu'il n'y a rien à prouver, pour ce soir. Regarder le petit jour tout bête où l'on a mis les pieds en se disant "alors, je suis là ? Chouette."

J'avais un jour de plus, et je dois bien admettre que je vois de moins en moins de raisons de ne pas accueillir quelques jours de plus.





ndlr : Le "aujourd'hui" du billet n'est pas le "aujourd'hui" de la publication

mardi 14 janvier 2014

L'hiv(r)er- Partie I

"Je ne vois pas l'oiseau
Renonçant à siffler
Dans le labyrinthe"

Guillevic






Cela a commencé quelque part sur l'autoroute, avec la radio magique. Cette radio là, elle programme essentiellement (exclusivement ?) de la chanson française. Et à chaque fois que je l'écoute, il y a des trucs qui m'arrivent en pleine gorge. Des chansons qui ont fait ma vie à une époque ou à une autre, des chansons que je ne connais pas (mais en fait c'est comme si). Cette radio, on ne la capte pas de chez moi, mais je l'écoute quand je rentre à la ruelle, de ce point là de l'autoroute à cet autre. J'ai essayé une fois via leur site web (archaïque), sans succès. Je n'ai pas réessayé. Je crois que ça reste une radio magique aussi parce que je n'y ai pas accès sur commande, parce qu'elle est associée à ce morceau de goudron là.

Donc, c'était là, sur la route que je faisais pour la troisième fois en deux jours. La vacance. La route délivre quelque chose de la précipitation des obligations quotidiennes. Je me répète beaucoup à ce sujet, parce que je sais que c'est peine perdue, mais que je veux quand même essayer de dire cette importance des moments de conduite solitaire. (Et bon sang, j'aimerais ne pas penser aux clochers de Martinville et  à Proust en écrivant - Amour et épuisement des palimpsestes....) La gratitude peut-être de savoir que parfois, il n'y avait que les doigts roses de l'aurore dans leur gant de goudron pour faire tourner le mécanisme rouillé et permettre à la machine de remuer encore. Non, je n'exagère pas. Il y a toujours quelque chose qui traîne au bord des routes, dans les caniveaux du ciel ou le ruissellement des prés. La lumière sur un panneau en métal ou un morceau de tissu rose à la lisière de l'horizon, la boue sublime qui imite le ciel, sans en être dupe, juste pour rire, des tempêtes de corbeaux ou de merles. Il n'y a rien de plus banal, mais ce n'est jamais tout à fait le monde qui attend au bord de la route. C'est inépuisable. Il suffit d'y plonger les mains et les yeux et d'accepter tout ce qui vient, les vers de terre et les dorures qui crament le rétroviseur. 
(Je crains tellement qu'on ne reçoive ces mots comme un émerveillement de seconde zone, quand rien ne ressemble moins au joli que le beau... -Yolande Moreau l'a encore murmuré dans son dernier film- quand rien n'essore plus, ne tord plus les sangs que la beauté... Quand le ravissement est un enlèvement, ni plus ni moins. Connerie d'impuissance langagière, tiens. Bergson, arrête de faire le malin, je sais que tu m'avais prévenue. )


Ce jour là je rejoignais un repas de famille, le premier d'une longue lignée qui me permettrait encore cette année de voir tout le monde. Un peu miraculeusement. J'avais commencé par vous raconter tout un tas de petites choses de cette première semaine de "Fêtes", mais cela me semble si banal et si uniquement intime à la fois, que je ne laisse que quelques impressions fugaces : la plus grande simplicité des moments quand on ne se force pas à être heureux, les choses un peu plus vraies que par certains passés, l'évidence et la présence de ces moments à cinq, au fond de la ruelle avec des jeux et des papilles qui frisent, le coeur qui explose quand M. appelle J. "soeur" de sa voix qui cabosse encore les mots maladroitement, le rire qui explose quand R. regarde mon frère fasciné lui raconter des histoires d'indiens ou quand L. invite tout le monde à danser avec sa machine à lumières, l'émotion quand J. que je n'ai pas vue depuis des mois me demande si je me rappelle la chanson de la Grenouille, IAM qu'on fait tourner dans la voiture parentale, la joie de parler avec le frère très tard dans la nuit et de ne pas me mettre à pleurer - enfin.

Pour le reste, je m'abstiens et que j'appuie sur le petit "Suppr".


Un autre matin, j'ai recommencé une autre vacance. J'ai pris la voiture, après avoir eu tellement la trouille de ne pas partir. Voilà quelques années que je rêve des côtes bretonnes en hiver. Cela a commencé avec Guillevic, et le besoin de Carnac hors saison touristique. Ce voyage là, je ne l'ai toujours pas fait, mais il viendra en son temps. Toujours est-il que cette année, l'idée avait parlé à d'autres. Et quand j'étais incapable d'organiser quoi que ce soit, ils ont tout pris en main avec tellement de grace et d'efficacité, sans se froisser de mes silences.



La veille du départ, j'étais couchée, amorphe, prête presque à renoncer. Et puis non, je suis partie, dans la voiture, le premier train, le métro 6, le deuxième train, le troisième train, la voiture noire. Je suis partie loin de chez moi tout en ayant un peu l'impression de rentrer à la maison. Ils me font toujours ce double effet, ceux-là. L'exotisme et la familiarité, vous savez. Je suis arrivée de nuit, vers l'incroyable maison de briques. C'est L. et T. qui m'ont dit que c'était là, et c'était bien. Ils m'ont dit aussi, en avançant la main dans le noir, que là-bas il y avait la mer. Et j'ai regardé loin dans le noir, pour voir un peu la mer, pour la sentir. Dans le salon, il y avait Mélie et A. et c'était bien. Il manquait Verte, j'ai senti sa place qui soufflait autour de nous. Mais la perspective de la voir, même brièvement, avant de rentrer a rendu le souffle moins froid. Plus tard, à Bercy, il ne fait pas froid non plus, en partageant un repas sur le pouce et beaucoup beaucoup de mots. Sur le frigo non plus, il ne fait plus froid. 


Nous avons vécu là, attendant l'arrivée de S. depuis le Japon, une nouvelle fois. Puis celle de C. que je ne connaissais pas. Nous avons vécu au rythme des départs et des arrivées, de la mer qui venait croquer les rochers sur la côte, comme un poumon, au rythme du jeu labyrinthique en bulle, des tablées gargantuesques, au rythmes des mains qui s'affairent sans se gêner dans la cuisine, des lectures, thés, et moments d'écriture même irréguliers. Il y a des bouquins qui traînent sur la table, à côté des cadeaux de S., des bougies, des ordis, et des tablettes de chocolat, d'une petite bouteille de vernis à ongles.  On a vécu comme ça, au rythme d'une certaine tranquillité, de la lumière d'hiver, celle horizontale des après-midi parce que celle du matin arrivait trop tôt pour nous rencontrer. Il y avait de l'eau, de la boue, du vent, de la lande, tout ce qui suffit. Il y a l'Auberge Espagnole, et des morceaux de passé, sans regret ou fausse nostalgie, sans qu'il ne prenne un instant la place de ce présent, un film l'après-midi et les discussions à toutes heures du jour et de la nuit, dans le salon, la cuisine, au bord de la mer. Et puis le silence, dense, quand nous sommes tous les six dans les canapés et fauteuils, affairés chacun à ses pensées, des échecs aux poèmes, des mails professionnels aux bouquins inlachables, des projets indicibles aux jeux sur tablette. Et la possibilité de ce silence là, à six, si dense qu'il ne demande pas à être ouvert ou brisé, ce silence sans gêne, joyeux, présent, me parait miraculeux. Je m'arrête d'écrire pour les regarder, et bon sang, ce qu'ils sont beaux. Ce qu'ils sont beaux dans ce silence sphérique. La tendresse cascade soudainement, au dessus de tous mes rebords, au delà de mes limites. Je pourrais regarder la scène plus longtemps, mais je me remets à mes Squelettes avec ce sourire involontaire plissé par l'émotion. Je peux retourner vivre tranquille. 

C'est bien. 


J'essaye depuis quelques jours de parler de ces deux semaines là, de toucher à quelque chose d'unique et de général, mais rien de vient, vraiment, que ces bribes de sensations, que ces images. Je commence à comprendre des trucs que je ne sais pas dire à haute voix. Par exemple qu'il me semble que les gens que j'aime sont les gens dont j'arrive à sentir la poésie. Pas le cliché qu'on a de ce qui est poétique, hein, pas les sonnets barbants de Ronsard... Mais les endroits où il posent leurs silences, leurs rythmes, leurs gestes miniatures, leurs sons, leurs figures. Leur mystère, leur unicité, leur intraduisible nature, que je ne me permettrai jamais de forcer, piller ou simplifier. Et leur petite musique, ces notes qui font qu'après un mois ou après douze, nos mains ne se gênent pas dans la cuisine, qui font que s'il y a des hésitations, la confiance ne s'évade jamais. La bienveillance.

En fait, quand on me demande comment c'était cette semaine, la seule chose qui me vient, c'est ce constat unique :




C'était bien. 




Il a besoin lui aussi de beaucoup de silence pour peser tout son poids. 




Voilà, j'étais en Bretagne avec les Erasmus, et c'était bien.